Lucien LEGER
        
        Lorsqu'une velléité de réforme des études médicales apparaît, il est habituel   que la suppression de l'Internat ou son nivellement soient envisagés. L'Internat   des Hôpitaux de Paris, à l'analyse objective, offre pourtant un mode de   formation exceptionnel : une préparation conférant aux étudiants, vers la fin de   leur scolarité à la Faculté, un éventail pluridisciplinaire de connaissances,   une sélection retenant les plus aptes, actuellement sans excès, et une formation   pratique guidée par le compagnonnage de Maîtres divers par la spécialisation et   les modalités d'exercice clinique et scientifique, dans des sites variés par   leur recrutement, dans une ville aux ressources étendues.
          Parmi ses   défenseurs, Lucien Léger est l'un de ceux qui en a recueilli la diversité et en   a développé les fruits par des dons hors du commun, dans une carrière   exceptionnelle. Il a illustré l'Internat au plus haut degré : hommage lui est   rendu.
        La vie et la carrière
        C'est à Bastia, le 29 août 1912, que Lucien Léger naquit, au cours d'un bref   séjour que fit sa famille en Corse, loin de son origine guadeloupéenne. Peu   après, son père, Marcel Léger, médecin biologiste qui s'illustra par ses travaux   sur la lèpre, la leishmaniose, la trypanosomiase, fut appelé à la direction de   l'Institut Pasteur de Dakar. Dès ses premières années d'études, le jeune Lucien   fit apparâitre une rapidité d'acquisition inhabituelle. Arrivé en classe de 4e   en 1923 au Lycée Henri IV, dépourvu de formation initiale gréco-latine (absente   à Dakar), il fut en quelques mois, dans ce temple des Lettres classiques, au   niveau des meilleurs de ses condisciples. Le cursus à la Faculté de Médecine ne   démentit pas ces prémices : à tous les examens, quelle que soit la matière, ce   fut la note maximale, 10/10 !
          La nomination à l'Internat, dès le premier   Concours, en 1933, était dans la même ligne, avec cependant une grave péripétie   : il dut passer deux fois l'écrit, parce que le concours fut cassé. Drame   exceptionnel, lié à de déplorables effractions de l'anonymat dont certains,   notamment des lecteurs, s'étaient rendus coupables. Il fut nommé 13e, entouré de   Seringe, Gracianski, Siguier, Bour, Benassy, de notre ancien Président   Fasquelle, de Domart, Bouvrain, de Faulong, son ancien condisciple du Lycée   Henri IV, de Thieffry, etc.. .
          La mention de ses Maîtres de l'Internat mérite   l'attention. On y trouve le germe de beaucoup d'aspects de sa pratique   ultérieure. Après Paul Moure, attentif à la pathologie artérielle, il fut élève   de Charles Lenormant, à la culture pathologique immense. Il y rencontra Pierre   Wilmoth et se lia d'une profonde amitié avec Jean Patel. Puis il fut élève de   Christophe Ménégaux, qui l'intéressa à la pathologie des membres, aux fractures,   puis de Maurice Chevassu, pour une année entière d'urologie, " par contrat ". Le   séjour chez René Toupet le marqua profondément. Dans cette école de chirurgie,   la discipline du geste, issue de la médecine opératoire de Farabeuf, réglait les   opérations de manière souveraine. Auprès de Raymond Grégoire, l'importance des   fondements anatomiques du choix de la voie d'abord, qui rend l'acte aisé et   rapide, était démontrée chaque jour. Enfin, chez Louis Michon, une vision   nouvelle de la pathologie urinaire était illustrée par la finesse   sémiologique.
          À la Faculté, élève d'André Hovelacque, de Henri Rouvière,   d'Eugène Olivier, il fut nommé Prosecteur en 1938. Les " anciens " se   souviennent encore de la qualité de ses démonstrations et de ses dessins   (Gabriel Richet).
          L'obtention de la Médaille d'or de l'Internat en 1938, sur   un mémoire consacré à L'Énervation sinu-carotidienne, étude anatomique et   physiologique (Thèse, Paris, 1938), lui permit d'être l'élève d'Antonin Gosset,   où la rigueur des opérations réglées était élevée à la hauteur d'un culte, et   enfin d'Henri Mondor. Il rencontra là André Sicard et noua une amitié qui ne se   démentît jamais.
          Après le dramatique entracte de la guerre de 1939-1940 à   l'H.O.E., l'exode et la défaite, il revint chez Mondor. Tout a été dit et écrit   sur Henri Mondor, tant fut grand le prestige du clinicien, du chirurgien, de   l'homme de Lettres. Ce n'est pas son moindre mérite que d'avoir attiré dans son   Service une pléiade d'élèves qui compte la plupart de ceux qui devinrent les   chirurgiens les plus éminents de la deuxième moitié du XXe siècle. Encadrés par   Lucien Léger et par Claude Olivier, ils y reçurent, du Maître comme de ses   adjoints, l'exemple de la critique clinique, de la documentation étayée et le   goût du langage précis et limpide. Ce fut sa véritable maison d'attachement.   Nommé chirurgien des Hôpitaux de Paris en 1944, et professeur agrégé en 1946, il   y demeura jusqu'à sa nomination de chef de service à l'Hôpital Inter-Communal de   Créteil d'abord, puis à l'Hôpital Lariboisière ensuite.
          En 1955, il est élu   professeur de technique chirurgicale et de chirurgie expérimentale, et en 1960   il est élu à la chaire de clinique chirurgicale de l'Hôpital Cochin. Il   l'animera jusqu'à son accession à l'Honorariat en 1980. À ses côtés, ses   adjoints et assistants contribueront au rayonnement de cette grande école,   Philippe Detrie, Claude Frileux, Jean-Claude Patel, Michel Prémont, Jean-Pierre   Lenriot, et enfin Yves Chapuis qui lui succédera.
        L'œuvre scientifique
        Les étapes ainsi résumées de la carrière de Lucien Léger ne constituent que   le cadre hospitalier et universitaire de son activité. Il nous faut maintenant   évoquer son œuvre scientifique, et les fonctions qu'il a en outre assumées.   Partagé entre le vertige de plusieurs centaines de publications, toutes du plus   haut niveau, et la difficulté du choix des plus représentatives, le sentiment   d'une inaccessible gageure s'empare de l'analyste. Une certitude apparaît : de   nombreux travaux importants ne pourront trouver place dans un éloge trop bref.   L'espoir n'est que de donner un reflet, et qu'il soit exact.
          Les travaux de   Lucien Léger sont dominés par la pathologie pancréatique et l'hypertension   portale.
          Du pancréas il étudia la pancréatite aiguë hémorragique et   nécrosante. Sur l'animal, il l'expérimenta avec le professeur Marcenac de   l'école vétérinaire de Maisons-Alfort, en la provoquant par hypertension   ductale. Il chercha, par scintigraphie à la séléno-méthionine, à en évaluer   l'extension, il insista sur les lésions péri-pancréatiques, sur les   pseudo-kystes dont il recueillit 115 cas en 1977. Il chercha à agir sur   l'hypertension intra-ductale par drainage transpapillaire du canal de Wirsung   (1952), par sphinctérotomie oddienne chirurgicale puis endoscopique, il en   rapporta nombre d'observations et les discuta à l'académie de Chirurgie. Plus   récemment, le diagnostic et le traitement endoscopique des pseudo-kystes (1982),   le rôle et le traitement du pancréas divisum confirmèrent l'intérêt constant   porté à cette pathologie.
          Il analysa les difficultés diagnostiques des   pancréatites chroniques. Une mention spéciale doit être réservée à la   pancréatographie. Il en a été l'initiateur en 1952, en per-opératoire d'abord,   rétrograde ou directe sur canal de Wirsung dilaté, puis, plus récemment, par   voie endoscopique : c'est la cholangio-pancréatographie-rétrograde-endoscopique,   dont il a débattu des indications, de l'intérêt et des risques. Il avait   précédemment montré que cet examen per-opératoire permet de choisir une   splanchnicectomie d'attente, pour qu'une dilatation progressive du Wirsung   augmente les chances de succès d'une anastomose wirsungo-jéjunale. Il a étudié   les lithiases du Wirsung avec Philippe Détrie, en 1961, les cancers survenant   sur pancréatite chronique, la difficulté du diagnostic et les écueils aggravés   de l'exérèse, les hypertensions portales segmentaires d'origine pancréatique et   leurs hémorragies, etc.. . Une part notable de son attention a été accordée aux   tumeurs sécrétantes du pancréas, et aux difficultés du diagnostic de la cause et   du mécanisme des hypoglycémies pancréatiques, les carcinômes langerhansiens avec   Michel Prémont, en 1960.
          La pancréatectomie comme traitement radical du   cancer du pancréas a été l'objet du Rapport au Congrès de l'Association   Française de Chirurgie, en 1949. Rédigé avec Jacques Bréhant, d'une   documentation exhaustive, les nombreux aspects de ces opérations et les   nombreuses solutions de reconstruction imaginées dans le monde y sont   illustrées. Une monographie en est issue.
          L'hypertension portale a été un   autre sujet majeur de son œuvre. Les étapes, nombreuses, expérimentales d'abord,   sur le chien, avec Marcenac, afin de provoquer une hypertension portale ou pour   éprouver les variétés d'anastomoses entre les systèmes porte et cave, jusqu'au   Rapport au Congrès de l'Association Française de Chirurgie en 1965, avec Pierre   Marion. Tous les aspects de cette hypertension ont été étudiés en partant de   l'analyse de la physio-pathologie. Et les éléments de ces aspects sont :   l'histologie, la spléno-portographie (avec Gally, Arvey, Oudot et Auvert), la   spléno-manométrie, l'interprétation du cathétérisme libre ou bloqué des veines   sus-hépatiques, l'artériographie hépatique. Les formes segmentaires, les   étiologies moins fréquentes, toutes les tentatives thérapeutiques, des   anastomoses diverses (avec Michel Pémont) à la transposition thoracique de la   rate, aux trans-sections, à la sclérose des varices oesophagiennes (247   observations), tout ce qui a concerné l'hypertension portale a été rapporté,   étudié, discuté au fil de l'évolution des conceptions. De ce sujet, il a tout   dit et tout écrit, comme l'a souligné Jean Baumann. Nous n'avons pu que   l'évoquer ici.
          Il nous faut en effet mentionner d'autres questions, tant son   intérêt s'étendait à toute la pathologie.
          Le risque majeur, incontrôlé,   d'embolies pulmonaires post-opératoires lui était inacceptable. Il a donc étudié   leur origine, les thromboses veineuses profondes et les formes anatomo-cliniques   des phlébites ; il en a rapporté les premiers essais de traitement réel :   s'opposer à l'hypercoagulabilité, par les coumariniques à cette époque, et à la   migration des caillots par les ligatures veineuses (1946). Pour la menace   majeure d'embolie pulmonaire dans les formes itératives, il a défendu le recours   à la ligature de la veine cave inférieure avec Jacque Oudot, avec Claude Frileux   (1951), ainsi que dans les thrombo-phlébites suppurées pelviennes, avec Jean   Natali. Dans de nombreuses publications, il a exposé son expérience et rapporté   celles de nombreux auteurs. La phlébographie a été l'objet de descriptions des   techniques, des indications et de la valeur sémiologique avec Claude Frileux   (1950). Il a été un des pionniers de la lutte contre les embolies. Une   monographie a été consacrée à l'ensemble de ces études.
          La pathologie   artérielle a aussi retenu son attention. Si l'influence de Paul Moure est   peut-être réelle bien que lointaine, c'est plutôt l'anti-coagulothérapie qui l'a   conduit à en évaluer l'efficacité au long cours chez les artéritiques ou encore   à étudier avec Georges Cerbonnet les méga-dolicho-artères. Il a expérimenté et   utilisé en 1958 les prothèses artérielles en fibres tressées.
          Les nombreux   travaux qu'il a consacrés à la pathologie du corpuscule carotidien après sa   Thèse viennent alors à l'esprit. Commencées avec Wilmoth, ces études se sont   étendues de 1939 à 1942, envisageant tous les aspects des tumeurs du corpuscule   carotidien, le retentissement de leur excitation, l'éventualité de l'expression   d'une enzyme, les techniques et résultats de l'énervation.
          Résolument   pathologiste de culture générale, il ne délaisse pas la pathologie   ostéo-articulaire. Il publie des observations d'osteïte fibro-géodique et de   tumeurs parathyroïdiennes, de syndromes d'Albright, de Milkman, etc.. . Deux   titres sont surtout à retenir. Le granulôme éosinophile, objet de plusieurs   travaux, et surtout les entorses. Il en recueillera de nombreuses observations,   expérimentera, défendra l'arthrographie et montrera que les entorses graves   correspondent à une lésion ligamentaire réelle, objective : étirement, déchirure   ou rupture. Une monographie, parue en 1945, publiée avec Claude Olivier,   rassemblera et affirmera ces faits. Nous reviendrons sur la diatribe soutenue à   ce propos.
          Les années passant, son enthousiasme pour l'innovation ne faiblit   pas, puisqu'en 1958, l'apparition récente des prothèses acrylique des Judet,   Robert et Henri, lui offre l'occasion de transformer le devenir des fractures du   col du fémur par une opération tout à la fois rapide et efficace ; il en publie   70 cas, chiffre élevé à ce moment. Avec Jean-Paul Binet, il soutient l'intérêt   de la création d'une banque d'os, dont André Sicard venait de montrer la grande   utilité. Il faut aussi souligner le caractère novateur et rationnel de son   raisonnement en mentionnant la défense de l'anesthésie locale dans les fractures   de côte. La menace de l'atélectasie pulmonaire ne vient-elle pas de la   restriction antalgique de la ventilation ?
          Plus proche de son domaine   chirurgical habituel, on ne peut passer sous silence, et malheureusement se   borner à citer seulement, les travaux de Lucien Léger sur la chirurgie des   surrénales, le phéochromocytôme, la chirurgie aortique, l'éventualité de   l'évolution primitive juxta-aortique d'un séminôme avec Philippe Monod-Broca   (1962), l'irrigation-dialyse des péritonites, les carcinoïdes sécrétants, les   anneaux œsophagiens de Schatzki (1974) et les débats qu'ils ont suscités, la   chirurgie de l'obésité, les ulcérations gastriques aiguës après absorption de   chlorure de potassium avec Jean-Pierre Lenriot, la réfrigération gastrique   modérée avec Jean-Claude Patel (60 cas), l'embolisation artérielle dans les   hémorragies gastriques, les tumeurs myxoïdes, le foie de Curshman, le traitement   de la lithiase intra-hépatique, et enfin plus récemment avec Liguory, le   traitement endoscopique de la lithiase de la voie biliaire principale.
          Les   articles consacrés à la technique opératoire ont été nombreux. Il faut noter   l'étude expérimentale des surjets en un plan extra-muqueux - 40 lapins - et 101   applications cliniques, la description et la défense de la   thoraco-phréno-laparotomie droite dans la chirurgie du foie, et surtout   l'intérêt aussitôt porté aux hépatectomies majeures, ainsi que son souci de   l'avenir des greffes de foie, après expérimentation, avec Yves Chapuis. Il   appartiendra à ce dernier d'en assumer le développement à Cochin même, avec le   succès que l'on sait.
        L'enseignement
        En fait l'adhésion étroite à l'évolution scientifique va de pair avec la   diffusion des connaissances, avec l'enseignement. Très tôt il montre cette   aptitude par l'édition, ronéotypée à l'époque, de " questions d'internat "   modèle de réponse à la question du Jury. Il étend, renouvelle et perfectionne le   " dossier " de Jean Blanquine (promotion 1929), en faveur avant la guerre de   1939. Il y montre les qualités essentielles qu'on retrouvera toujours dans son   style de rédaction : concision, clarté, exactitude des termes. Dix années plus   tard, les " questions " de Léger figuraient encore dans les documents que les   candidats de caractère archiviste conservaient avec attention au-dessous des   strates plus récentes. Il va développer ce rayonnement avec l'expansion de sa   carrière. La publication en 1964 de la " Sémiologie chirurgicale " en est le   prolongement naturel. Dans les comités de rédaction de la presse médicale du   journal de chirurgie, puis co-directeur avec Jean Patel, Directeur enfin après   la mort prématurée de celui-ci, les Éditions Masson recevront une part   importante de son activité. La publication collective du Traité de technique   chirurgicale en 1967, également avec Jean Patel, en sera une œuvre notable. Il   s'attachera personnellement à la chirurgie de pancréas et à la chirurgie de   l'hypertension portale, volumes XII et XIII. Élu conseiller de l'Ordre National   des Médecins, puis vice-président de 1975 à 1983, il se consacra personnellement   à la 3e Section, en charge de l'enseignement et de la formation. Président du   Comité Inter-Ministériel Audio-visuel Santé, dès le début des années   soixante-dix, il m'appela à ses côtés. Dans l'Association pour l'Enseignement   Médical à la Télévision, il dirigea la production d'une vingtaine de films. En   dépit d'un succès indéniable, ce cycle de formation ne résista pas au coût de   l'ouverture de l'antenne de télévision avant l'allumage destiné au   public.
          L'attention, portée à la formation au cours des études, a donné lieu   à plusieurs textes révélateurs de sa pensée. " Le problème posé s'applique à   l'intégralité du système de formation des cadres " (Leçon inaugurale, 1960). Il   a jugé l'Externat le mode de sélection le moins injuste. "… le nombre élevé de   places offertes, la multiplicité des questions posées… assurent un recrutement   d'excellente qualité " (ibid.). Il a commenté sa disparition dans son mémorable   " Requiem pour une Externe " supl. au n° 32 de la Presse Médicale, 31 août-2   septembre 1968). Pour l'Internat, il note " qu'il prête déjà plus à discussion   car il constitue pour beaucoup un facteur de spécialisation dont le choix est   laissé au libre arbitre de chacun des élus. " (Leçon inaugurale), mais plus loin   " l'Internat constituera le cadre de la spécialité en médecine générale, et   l'ancien interne des hôpitaux reprendra le rôle de Consultant, disputé par les   détenteurs de Certificat. ". Cependant " à côté de l'Internat qui vise à une   instruction pragmatique, la nécessité de leçons semi-théoriques n'apparaît pas   contestable. " Il a créé le Certificat d'Études Spéciales en Chirurgie. Il   s'agissait dans son esprit d'une première étape. Il avait été acquis à l'idée de   René Toupet et il milita pour une école de chirurgie véritable, " articulée avec   les laboratoires de pathologie, d'anatomie normale et pathologique, et avec   l'enseignement clinique dispensé dans les hôpitaux ". (Leçon inaugurale)... ,   parce que " La Chirurgie n'est plus seulement la culture du geste, mais la   synthèse d'une série de connaissances d'une complexité croissante " (ibid.).   L'opérateur doit aussi " savoir interpréter le fouillis d'appareillages   complexes, et il demeure encore le Maître après Dieu, avec tout ce que cette   souveraineté comporte de responsabilités. Il ne peut utilement diriger son   équipe que s'il est capable de discuter avec ses collaborateurs de toutes   disciplines. La culture du chirurgien devrait être infinie " (ibid.). Cette   limite idéale le conduira d'ailleurs, en tant que vice-président de l'Ordre   National des Médecins, à une réflexion générale plus pragmatique sur " La   responsabilité médicale et la responsabilité partagée en matière d'interventions   chirurgicales " (Académie de Médecine, 26 janvier 1982). La disponibilité totale   qui était la sienne l'entraînait à s'attacher à toute innovation, à tout sujet   qui lui semblait digne d'intérêt, à l'étudier et à le faire étudier activement   par tel ou tel de ses collaborateurs.
        Les aptitudes et les dons
        Une telle activité protéiforme devait être soutenue par plusieurs qualités   indispensables. Un talent littéraire, qu'il n'est sans doute pas vain de   rapprocher de sa parenté avec l'élégant poète et diplomate Alexis Saint-Léger,   Léger, plus connu et Prix Nobel sous son nom de plume de Saint-John Perse :   Lucien Léger était son neveu. Une vigueur de polémiste, toujours en éveil. On se   souvient des affrontements au sujet de la pathogénie des entorses, où René   Leriche voyait une prédominance de phénomènes neuro-vaso-moteurs et lui montrait   la réalité de lésions ligamentaires organiques. Les pancréatites, la   sphinctérotomie lui fournissaient autant d'occasions de pugnacité. Il n'était   pas aisé d'esquiver la logique des déductions, la rigueur du raisonnement.   Cependant, il savait interrompre le débat, atténuer brusquement l'affrontement,   et, d'un brin de théâtre, raviver la cordialité…, sans rien céder ! La tribune   de l'Académie de Chirurgie, qu'il présida en 1979, et de l'Académie de Médecine   lui donnèrent le champ de démonstration de ces joutes, toujours suivies avec   attention et amusement parfois.
          Enfin, tant d'activité était sous-tendue par   un travail incessant qu'il s'imposait sans effort apparent, comme allant de soi,   et où il entraînait sans relâche tout son entourage, ses collaborateurs. Leurs   travaux reposaient sur une documentation étendue et scrupuleuse, dont il   exigeait instamment la communication dans le délai le plus court. Ainsi, clarté,   rigueur, érudition, chacun de ses écrits témoignent-ils de l'État de l'Art lors   de leur publication.
        La salle d'opération
        L'activité opératoire proprement dite devait s'intégrer dans un emploi du   temps strictement organisé. Formé dans l'école de René Toupet, dans celle   d'Antonin Gosset, il avait conservé l'économie du geste, l'efficacité du moindre   d'entre eux, la précision de la voie d'abord, issues de l'anatomie et de la   médecine opératoire, la stricte ordonnance des instruments et du champ   opératoire ; de Raymond Grégoire, la notion du plus court chemin et de   l'essentiel de l'acte, sans digressions. La chirurgie réglée se déroulait ainsi   par une stimulation constante de tous les acteurs de l'équipe. La rencontre d'un   obstacle imprévu, l'obligation d'une modification du plan habituel de   l'opération, d'une extension de l'intervention, mettait en valeur la cohésion de   l'équipe et la contribution active de chacun pour conserver le cadre imparti. Le   dévouement et la compétence de son anesthésiste, Monique Lande, s'adaptaient   stoïquement à ces circonstances tendues. L'attention portée aux suites   opératoires montrait le même souci d'engagement constant de chacun :   surveillance, rapport immédiat au Patron sur la moindre anomalie et   disponibilité immédiate si l'incident nécessitait examen ou réintervention,   quelle que soit l'heure ou le programme engagé ailleurs.
        La vie quotidienne
        Peu d'existences ont été aussi exclusivement consacrées à la chirurgie. En   activité soutenue de 6 heures 30 à 23 heures, lisant, dictant au besoin au cours   des repas. Sur son chevet, un bloc-notes prêt à recueillir une pensée surgie de   quelque insomnie. Il a associé ses plus proches, famille, secrétaires,   collaborateurs de toutes disciplines, à l'élaboration d'une tâche d'une étendue   exceptionnelle. La seule distraction qu'il s'accordait était la visite de   quelque galerie de tableaux, de quelque musée le dimanche après-midi pendant une   heure, parfois une heure et demi. Les congrès étaient studieux, avec la courte   parenthèse du musée local. Les vacances étaient studieuses, accompagnées d'une   valise dévolue à l'achèvement des travaux en cours.
        Tel qu'en lui même enfin
        Il était membre de l'Académie Nationale de Médecine, membre et ancien   président de l'Académie Nationale de Chirurgie, de nombreuses sociétés savantes   françaises et étrangères, Fellow de l'American College of Surgeons, etc.. . Il   était Commandeur dans l'Ordre de la Légion d'Honneur et Commandeur des Palmes   Académiques. Admis à l'Honorariat des Hôpitaux de Paris le 1er octobre 1980, il   cessa son activité au début des années quatre-vingt. Alors, le corps trahissant   la lucidité conservée de l'esprit, commença de longues années où ceux qui   l'admiraient, ceux qu'il s'était attachés, ceux qui l'aimaient,   respectueusement, se recueillaient…
          Lucien Léger est mort le 2 juillet   1999.
          Parmi les nombreux anciens internes dont notre association peut se   prévaloir, il en est peu dont les titres égalent ceux de Lucien Léger. Un regard   d'ensemble sur cette carrière prodigieuse éveille une remarque qui le situe dans   l'histoire de la médecine. Il a été formé au sein de la médecine d'entre les   deux guerres, lorsque la chirurgie était freinée par la toxicité des anesthésies   générales de longue durée, par l'utilisation balbutiante du remplacement des   liquides organiques épanchés, sang et solutions diverses. Le succès opératoire   tenait encore à la rapidité, fille de l'exactitude anatomique. Il a vécu,   accompagné au plus près, et bien souvent dépassé en pionnier, des innovations   incessantes, sur un rythme inégalé jusqu'alors. Il représente à la perfection   l'aventure chirurgicale du milieu du XXe siècle.
          Que Madame Lucien Léger,   associée attentive et dévouée à tant de travail, trouve ici l'expression de   notre respect et de l'admiration de L'Association des Anciens Internes pour le   maître disparu, et qu'elle veuille bien être notre interprète auprès de son   fils, Maître Lucien-Alexis Léger, juriste et Magistrat éminent, et auprès de sa   fille, Docteur Françoise Aubène-Léger, notre collègue, spécialisée en médecine   nucléaire, et auprès de ses petits-enfants.
          La mémoire de Lucien Léger est   honorée et sera conservée par ses anciens collègues.
        Michel Arsac
          promotion   1949
          © L'Internat de Paris