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Association Amicale des Anciens Internes en Médecine des Hôpitaux de Paris

Les 150 ans de l'Internat par H. Mondor

Discours prononcé par H. Mondor (promotion 1909) à la Sorbonne en 1951
à l'occasion des festivités des 150 ans de l'Internat.

Monsieur le Président de la République, il y a cinquante ans, l'un de vos prédécesseurs, É LOUBET, se trouvant devant l'impossibilité d'assister à la séance solennelle du centenaire de l'Internat des Hôpitaux de Paris avait bien voulu faire part de ses regrets et déléguer WALDECK-ROUSSEAU. Le Président de la République avait dû se rendre à une invitation du gouvernement de la Russie.

Même si chacun de nous incline à déplorer que tendent un peu à s'espacer d'aussi réconfortantes manifestations internationales d'aménité ou d'amitié, veuillez nous croire aussi heureux de votre venue qu'honorés de votre présidence. Si celle-ci nous paraît être la consécration officielle d'une grande école, par le premier représentant de la patrie, votre présence s'avère pour notre profession un témoignage plus sensible et non moins prévisible, certaine évidente vocation de libéralisme, de générosité et de foi, en un avenir adouci de la condition humaine, ne pouvant vous avoir prédestiné Monsieur le Président à vous trouver un jour au cœur d'une assemblée de médecins et de chirurgiens particulièrement dignes de ces noms.

Messieurs les ambassadeurs,
Messieurs les ministres,
Mesdames, Messieurs, mes chers collègues,

Que de vénérables institutions et des mieux éprouvées aient eu, presque toujours, de nombreuses racines dans un long passé et que les historiens, selon leurs opinions, aient parfois pris soin de réduire ou d'embrouiller cet écheveau vénérable, d'abréger ou d'étirer les délais d'épanouissement, nous devons retenir que les temps révolutionnaires ont été favorables à notre naissance et que des hommes politiques heureusement marqués d'intellectualité, VICQ D'AZIR, FOURCROY, CHAPTAL, ont su nous préparer le jour.
L'une de leurs premières luttes dut être engagée contre les préjugés immémoriaux qui séparaient la médecine et la chirurgie et subordonnaient, au prix de colères bilatérales et de plus graves dommages, la seconde à la première ; comme si l'une pouvait n'être que cerveau et l'autre ne devait être que mains ! Laissez-moi vous inviter à remarquer que cette erreur absurde peut sembler aujourd'hui véritablement ensevelie et que ma délégation, à cette place, par une bienveillance inverse dépassant ma personne, témoigne d'une entente et, peut-être d'une équivalence, désormais consacrée.
Je tiens d'un comité, adonné à de nobles tâches de solidarité confraternelle et où sont représentées... de la jeunesse à la sagesse... bien des promotions, ma désignation de Président du Comité du Cent cinquantenaire de l'Internat des Hôpitaux de Paris. Tout appliqué que l'on doive rester, en pareille circonstance, à ne rien dire de soi et quelque empressement que j'aie mis à vouloir partager, avec d'éminents collègues, le prestige de cette belle distinction, je ne puis cacher que je tiens cet honneur pour le plus agréable de ma vie et que ma gratitude est l'une de ces moins secrètes émotions.
Même dans l'histoire de la médecine, et sans faire appel aux ouvrages marquants de l'année, 1802 est une date importante. Entre des événements si facilement opposables, la mort de l'extraordinaire BICHAT et la thèse inaugurale de LAURENT BAYLE, la création consulaire de l'Internat des Hôpitaux de Paris demeure un fait mémorable. Pour l'internat aussi, à son premier jour, le siècle avait 2 ans ! De ce progrès, un vœu de la constituante plaçant, au rang des devoirs les plus sacrés de la nation, l'assistance, dans toutes les circonstances de la vie, des pauvres de tous les âges, avait proclamé les raisons du cœur. Deux grandes voix, celle de DESAULT, celle de CORVISART, par un enseignement clinique dont la continuation est restée l'une des supériorités françaises, avait fait admirer les raisons de l'esprit. Secourir les malades, observer et s'instruire avec probité, enseigner avec flamme, telles furent, si l'on peut dire, vos hautes garanties constitutionnelles.

Sous ce triple rayon auroral, parut, en février 1802, cette École Hospitalière, vers laquelle la Commission des Hospices voulait sagement attirer le plus grand nombre possible d'étudiants. Elle leur donnait les moyens de couronner, d'apprentissage et d'expérience, leurs riches connaissances théoriques, jugées et récompensées par concours. Elle encourageait, pendant quatre années d'un dévouement désintéressé, entre ceux qu'on ne craignait pas d'appeler alors des élèves d'élite, une émulation aidant à désigner les plus méritants. Nous pouvons déjà dire que cela commença bien, puisque BAYLE était de la première promotion, MAGENDIE de la seconde, le père de FLAUBERT de la quatrième.

Élèves-internes avaient précisé les fondateurs ! les générations successives ont opté pour la seconde qualification, malgré la privation relative de liberté qu'elle risquait de faire redouter. Dans le lieu singulièrement ennobli d'histoire et de cérébralité, où Monsieur le Recteur de l'Université a bien voulu accueillir notre fervente réunion commémorative, permettez-moi de relever, à vos yeux, ou de célébrer le premier de nos titres : élèves ! pour en accroître le lustre un peu trop oublié, dans une profession où rester toujours étudiant est une obligation et un régal, j'emprunterai, à un philosophe du XIXe siècle, qui eût été si digne de faire entendre, entre les murs de la glorieuse Sorbonne, ses fortes leçons, la plus belle définition que je sache du terme : " Élèves, s'écriait-il, comprenez bien ce mot. Il s'agit d'élever votre esprit, de le mettre debout, de lui donner une attitude et une allure, de faire qu'il domine tout et échappe à tout, bien différent de ces pauvres esprits qui portent la livrée de leur profession et n'en sont plus, après quelques années, qu'une dépendance mobilière ! . "
Cette admirable exhortation, mes chers Collègues, ne nous entraîne-t-elle pas, par surcroît, à savoir discerner, contre l'avenir d'un art dit libéral et des titres conquis de haute lutte, quelques périls noircissants ?

(...)

Le charmant contentement que peut laisser voir le nouvel interne et que les envieux, déjà, appellent vanité ou ambition, a de bien meilleures raisons. En songeant aux trois ou quatre dures années préparatoires pendant lesquelles on demandait à sa vivacité de différer bien des curiosités et des voluptés, de se faire presque austère, en se rappelant l'inoubliable matinée d'automne, prélude d'épreuves nécessaires à l'élimination de neuf candidats sur dix, et où il ne se sentait que l'un des plus émus, des plus transis, comment ne s'accorderait-il pas quelques mérites personnels ?
Pourquoi, s'interrogeant sur ses impatientes possibilités, ne s'estimerait-il pas, en même temps, privilégié, lorsque la proclamation ou l'affichage des résultats le fait entrer dans une École dont il sait qu'avec deux ou trois autres elle est, dans la fascinante capitale, l'une de celles auxquelles les hiérarchies scrupuleuses ont réservé une place d'honneur ?
Devant chaque promotion d'interne, comme l'avait dit, du Parlement, un grand écrivain, qui fut sur les lieux, quelle belle occasion d'ethnologie comparée eussent pu proposer, dans la suite des années, tant de crânes, tant d'accents et de tempéraments !

Mais l'ambition elle-même, dont on ne manque presque jamais de faire l'un des traits d'une carrière victorieuse, est bien loin d'être d'identification facile, dans les cas où elle n'a pas visiblement suppléé à toute valeur. Nous qui apprenons, si tôt, l'infinie diversité des complexions, mais, si lentement, la complexité des caractères, nous oublions, trop souvent, de repousser les catégories simplificatrices. Combien, dans leur jeunesse, parurent les plus studieux, qui ne l'étaient, quelquefois, avec tant de hâte, que pour ne l'être plus ou pour se préparer de longs sybaritismes.
Quelques-uns, au contraire, parmi ceux qui se montraient frivoles, ne l'étaient que pour se débarrasser, à un âge décent, des désordres que la même effervescence, plus tard, risque d'enlaidir. Les jeunes visages ne sont pas beaucoup plus faciles à lire que les autres. Qui n'a vu la retenue savoir y masquer l'exubérance, le doute de soi s'y déguiser en aplomb, la révérence se faire familière, la mollesse être orgueilleuse de sa modération ou feindre l'épuisement ?

Il est très difficile de découvrir chez qui brûle la véritable fièvre d'avancement. Que d'aspects la démentent ou la stimulent ! Plusieurs de nos célèbres anciens escomptaient si peu leur réussite qu'ils ne pensaient qu'à s'éloigner des compétitions parisiennes. L'un des plus grands, BOUILLAUD, loin de se croire voué aux premiers rôles, ne songeait qu'à retourner vers son village, et communiquait à sa sœur ses antithèses un peu romantiques : " ce n'est que dans les régions inférieures que règnent le silence et la sérénité ; la foudre gronde dans les hautes régions. "
De même, si la pétulance et les audaces des récréations d'internes, dans leur remuante camaraderie, surprennent certains observateurs, bien vertueux sans doute, puisqu'ils se disent parfois choqués, opposons-leur la difficulté, à travers les instants joyeux et les jeux d'une salle de garde, de prévoir l'avenir de tous les jeunes convives, l'itinéraire de leurs destinées. Il arrive qu'une forte tête le soit de bien des façons, et par le rire et par le travail, notamment. Il arrive aussi, que des sages précoces affichent tant de sérieux qu'on jurerait, plus tard, qu'ils ne surent qu'en faire.
Tel paraît amateur, à qui l'on devra du nouveau. Tel se dit un professionnel passionné, qui ne fera que répéter, pendant toute sa vie, la leçon des autres. Les railleries, les paradoxes, les hardiesses d'expression, les impertinences de jugements, dont bien des jeunes promus colorent aussitôt leur propos de table commune, sont de leur âge. On ne passe pas pour être plus mou ou plus circonspect, en deux ou trois autres lieux universitaires, non loin de celui où nous voici assemblés par l'évocation de notre passé, récent ou vieilli, au flanc de cette petite Montagne Sainte-Geneviève, peut-être la colline inspirée par excellence !
Pour deux des hommes dont notre étape de cent cinquante ans peut légitimement se glorifier, LITTRÉ et MAGENDIE, l'un philosophe et linguiste, l'autre physiologiste, maître du plus grand, quel témoin eut été capable d'annoncer la courbe de leur vie, le premier voué aux recherches bénédictines d'un des monuments de la langue française, le second ne découvrant son âme authentique que dans la sordidité des laboratoires du temps ? Littré, ascète reclus, avait été le plus gai des jeunes hommes, bondissant sur la table avec une élasticité et des effets d'acrobate ou d'hercule et entraînant des chœurs bachiques par d'alertes couplets dont il était l'auteur. Magendie qui devait devenir le plus rogue des médecins des hôpitaux et un vivisecteur impassible, après des mois misérables ou il n'avait que cinq sous par jour, mais qu'il partageait avec son chien, voulut goûter, à la faveur d'un héritage inopiné, les plaisirs soigneusement paresseux d'un dandy, avec chevaux de luxe et pimpant valet d'écurie ? Comment s'y reconnaître tôt, dans une salle de garde, et y condamner la joie ? Mieux valent, à vingt-cinq ans, une hilarité facile et d'innocents ou licencieux emportements que la boudeuse sécheresse ou, sous les deux attributs vestimentaires que l'on sait, un pontificat prématuré.

(...)

Au premier appel, dans l'hôpital, on voit l'interne, se reprenant aussitôt de la fantaisie, de la turbulence, des aphorismes de controverse, aller vers le malade. Même s'il était bruyamment péremptoire tout à l'heure, parmi les autres, le voici seul et soucieux. Il sait, déjà, que la présence d'esprit, si nécessaire en ses fonctions, s'absente capricieusement. Entre ses responsabilités et ses pouvoirs, entre son érudition de lauréat et l'art du diagnostic, entre un fort en thème et un bon thérapeute, il pressent des écarts redoutables. Ainsi pendant tous les soirs et toutes les nuits de la ville, une trentaine de jeunes cliniciens, veilleurs épars, fort instruits par les livres et leurs premiers éducateurs, se trouvent-ils aux prises avec quelques-uns des plus graves problèmes de la médecine, de la chirurgie, et l'urgente nécessité de savoir calmer les épouvantes et trouver les solutions heureuses. Puissante discipline, mais dure, pour les âmes hautes, scandée qu'elle est par la crainte d'avoir, devant la difficulté, à confesser, à un aîné, de l'incompréhension, et par la peur de connaître, après l'erreur, la longue torture du remords. Combien d'heures pendant lesquelles leurs lampes éclairent à la fois leur anxiété et les livres où ils cherchent secours !
Dans une intimité de collaboration qu'en bien d'autres activités on nous envie, l'interne, auprès du chef de service offre à celui-ci, de matin en matin, sa fraîche érudition, son enthousiasme de curiosité et une intelligente sollicitude pour tous les malades hospitalisés.
Quand il est d'agréable compagnie, et particulièrement digne de son titre, le disciple attend, en retour, de son maître, les références de la science et de l'expérience, l'aiguillon des objections, le perfectionnement du doigté et aussi, si nul ne somnole distraitement ou majestueusement, les chatoiements ou les impulsions d'une pensée très entraînée et les remarques de tant de regards sur la vie et les âmes.
Rien, Messieurs, ne peut remplacer cette mâle formation où la confrontation quotidienne du probable et du réel, de la mémoire et de la subtilité d'analyse, de la science et de l'action, impose, sous peine de désastres, le devoir de vérité. Comment admettre que des certificats de fin d'études puissent, avant longtemps, paraître valoir cette garantie ou prétendre la promettre ?
Bien des fois, les salles de garde ont eu à subir l'épreuve aléatoire des descriptions romancées et quelques-unes de ces réunions ont laissé à des invités de marque, le souvenir d'un foyer intellectuel influent, où l'amour de la liberté, de l'indépendance, de la culture générale et de l'esprit critique entretiendraient de frémissantes célébrations.

De l'un des plus grands écrivains de notre siècle, fils et frère d'anciens internes, l'on connaît, depuis quelques semaines, les pages, non relues par lui, que son exceptionnelle pénétration a voulu nous consacrer et dont plusieurs lignes, sur la jactance et l'intransigeance juvéniles, sur le cynisme du macabre et du matérialisme ne rallieront pas tous nos suffrages : mais son génie ne pouvait pas ne pas bien regarder, en son rôle essentiel, l'interne de garde, brusquement épuré de sa grasse gaieté par la vue de la souffrance, et se montrant, avec le malade, prévenant, doux, bienfaisant. Sur le visage du médecin, chez qui la pensée doit vite relayer le sentiment et le scrupule d'art n'être jamais trop troublé par l'émotion, MARCEL PROUST a très bien su lire ce qu'est une bonté précise, efficace, pudique, et la préférer à tant d'inertes et aveugles bienveillances, qui visent d'autant mieux à orner leurs regards et leurs propos, d'emphatiques démonstrations, qu'elles peuvent moins.

(...)

Pendant les quatre années de son titulariat, par la confiance, les exemples divers de maîtres qu'il a choisis et avec lesquels les liens les plus purs ont la douceur d'un filial et d'un paternel attachement, grâce aussi à une administration de l'Assistance Publique, appliquée en ses tâches et dirigée avec une compréhension à laquelle, après quarante-cinq ans de collaboration personnelle, je me plais à rendre hommage, l'interne, tout en faisant le bien aux déshérités et instruisant, à son tour, des élèves qui, généralement, lui en sauront gré, a d'incomparables facilités d'éclairer son expérience et d'affermir et affiner son esprit. Puis, brusquement, sans aucun de ces engagements rassurants que dispensent d'autres écoles, il lui faut affronter les luttes de la vie.
Les uns, pour des épreuves prolongées et des satisfactions didactiques et scientifiques, ou par quelque impossibilité de vivre ailleurs qu'auprès du foyer essentiel, restent à Paris. Parmi les autres, certains, pionniers ou missionnaires, vont à l'étranger, ou dans les pays d'Union française ; la plupart, en province. Pour ces derniers, mis à part la prévoyance et le hasard, quelle philosophie de moindre lutte, quelle nostalgie de belle bourgade entre collines, tilleuls et peupliers ayant enchanté leur jeunesse, ou quel autre mirage, ou, encore, quelle caressante espérance d'être premiers, les ramène ou les conduit en tant de villes ? Depuis le temps que nous célébrons, ils y ont été, le plus souvent, de parfaits exemples de qualités professionnelles : porteurs de la meilleure médecine, de la meilleure chirurgie, fort utiles, chaque jour, à la population, agréables à leurs confrères, et, si propres, pour bien des départements, par le rôle qu'on leur y voit, l'estime dont ils y sont entourés, l'art tutélaire qu'ils incarnent, à stimuler autour d'eux, parmi les adolescents, l'élan de jeunes imitateurs.
Il y a, dans tout succès, des risques bien opposés : l'on y gagne des animosités, l'on y peut perdre des vertus. Les aristocraties et les élites précipitent leurs revers, quand elles espèrent pouvoir préférer, dans la solitude ou l'ostentation, au devoir de progrès, de solidarité et à une supériorité vérifiable, la morgue d'individualismes gavés ou moroses. Le prestige ne doit plus être hérité, mais mérité. Il ne devrait plus se figer, dans la réussite, mais, sans cesse, vouloir se justifier. L'on se montre moins digne d'une grande École par l'opinion qu'on en a ou le crédit qu'on en attend que par le zèle qui lui est dû et l'éclat que chacun peut tenter de lui ajouter. (...)
Cette École de l'Internat de Paris a toujours montré qu'elle n'aimait guère, en science, les affirmations de hasard, les extravagances de l'approximation, le bric à brac du pastiche, la naïveté ou le verbalisme de tant de systèmes. Elle a toujours été bien loin d'accepter, la vérité se passant de développement et l'entêtement n'égalant pas la persuasion, que la fastidieuse répétition des arguments puisse espérer combler les lacunes de l'incertitude.
Elle n'admet pas, non plus, que la tradition ne doive être qu'une morne ou molle persévérance. Épris de raison et de vérité, vous défiant des modes, des artifices, des clameurs arrogantes de l'actualité, vous vous en tenez aux principes de DESCARTES et de la méthode expérimentale, tout appliqués - du doute philosophique au doute méthodique - à ne pas trop risquer de laisser glacer l'imagination par l'érudition, et à ne jamais revenir, dans un doute trop systématique, à la fatuité et à l'intolérance de quelque autre scolastique. Il y a même, parmi vous, des esprits si parfaitement rigoureux qu'il leur arrive de se détourner d'une littérature scientifique où la gloriole d'affichage l'emporte, chez quelques auteurs, sur le souci de démonstration. Le silence de ces délicats ne signifie point paresse, mais désabusement. Que ne préfèrent-ils, cependant, un amour plus combatif du vrai et une fidélité moins passive à leur bel idéal ?

Par équité, vous aimez à rendre, à chacun, ce qui lui est dû, à ne pas laisser les délires de prétention, les frauduleuses appropriations ou les propagandes chauvines troubler cette histoire de la médecine dont l'univers devrait exiger la sérénité. Mais, en des lieux du monde où la morale s'avise, assez souvent, de bien des grandiloquences, une science collabore, trop volontiers, à cette superbe nationale dont la griserie a toujours nui à la paix. " Sciences pédantesques en leur solitude ! " avait dit RENAN qui, vers le même temps, écrivait du père de MARCELLIN BERTHELOT, ce qui nous plaît aujourd'hui, " qu'il avait un de ces caractères de médecin accompli, comme Paris sait les produire." La province, dorénavant, en produit aussi, et nous ne pouvons nous priver du plaisir d'élargir, en son honneur, l'agréable compliment.

(...)

Il arrive qu'avec un sentiment tout amical ou la pointe d'un sarcasme moins bien inspiré, l'on regrette, pour notre héritage de gloire, l'absence en nos rangs successifs, de plusieurs grands médecins, et que, dans la chaîne de nos sommités parisiennes, LAENNEC, MALGAIGNE, LOUIS, TROUSSEAU, pour ne parler que du siècle dernier et de quelques-uns, n'aient pas appartenu à l'Internat de Paris. Qui sait, d'abord, s'ils n'en ont pas eux-mêmes éprouvé le regret et si de malheureuses raisons familiales, comme pour MALGAIGNE et d'autres, ne les en détournèrent pas ?
Dans la préface de son livre fameux, LAENNEC a eu l'élégance de reconnaître que, sans son influent aîné L.BAYLE et ses deux internes RAULT et NEVEU, dont nous pouvons saisir l'occasion de saluer les noms, il lui eut été impossible d'obtenir tant en de si courts délais. LOUIS avait sans doute été écarté de l'Internat par un médecin que ne rassurait pas la santé de l'étudiant ; mais celui-ci, quand il fut praticien et désolé de ses impuissances thérapeutiques, se fit, à 33 ans, interne bénévole de CHOMEL. Par la ponctualité, le zèle rectiligne, l'indifférence au dénuement, l'ardeur de vérification, l'envergure de l'intelligence, il fut l'interne modèle.
Quant à TROUSSEAU, si réputé professeur de clinique, et qui voulut, pour son fils, le titre que lui-même n'avait pas eu, ne peut-on imaginer, s'il était passé par la filière redresseuse, qu'il se fût un peu moins moqué de la médecine numérique et mieux gardé de quelques trompeuses séductions d'éloquence : " pour toujours ", disait-il avec un étrange renoncement, peu de temps avant l'éblouissement pasteurien, "nous serons appelés à gémir du vague déplorable de la médecine." Ou ceci, qui n'était pas moins desséchant : " la méthode et l'art s'excluent réciproquement." Ou, enfin, cette exclamation qui pour des auditoires moins subtils que les siens, eût pu être corruptrice : " de grâce, un peu moins de science désormais et un peu plus d'art ! "
Si l'art ne saurait renoncer à ses justes prérogatives, sous peine de voir le diagnostic devenir une sorte de produit manufacturé, exigeant 10 à 15 ingénieurs ou contremaîtres, et se faisant cruellement ou chèrement attendre, la Science, par de longs efforts, l'a emporté. Le 19°siècle, en médecine, a été le plus fécond, par ce que trois ou quatre français, à Paris, ayant lu Fr. BACON et MORGAGNI, mais les ayant vigoureusement dépassés, nous ont légué, vers 1820, cette méthode anatomo-clinique dont tous les meilleurs maîtres de notre école ont été les servants résolus et à la souveraineté de laquelle, quand on allait la croire arrivée à ses lueurs de déclin, on vient de devoir, en toute évidence, les plus saisissants progrès des trente dernières années.

Ces immenses acquisitions, qui assureront à notre époque, dans la suite des siècles, un mérite que ses malheurs auraient pu ajourner, et qui devraient émerveiller les esprits les moins incultes, confondre de gratitude la foule bénéficiaire, faire rougir, parmi nous, ceux qui se parèrent pompeusement de scepticisme n'empêchent ni de voir renaître des charlatanismes sordides, s'agiter leurs cornacs ingénus, ni d'entendre ceux qui, ne sachant rien d'une science, la contesteraient volontiers, pour oublier leur sottise et croire se donner, en des sorcelleries abâtardies, figures d'initiés.

(...)

Dois-je maintenant céder à la tentation et ajouter à la liste dont mon prédécesseur, à cette place éphémère et de renouvellement si éloigné, avait fait, en 1902, pour les cent premières années de notre École, un glorieux raccourci ? mais comment se croire autorisé, en désignant quelques-uns de nos meilleurs, à juger au nom de tous ceux dont je dois être le porte-parole aujourd'hui ?
Cependant, les morts n'ayant que nous pour parler d'eux, regardons, sans intention limitatrice, PIERRE MARIE, BABINSKI, WIDAL, CHAUFFARD, GILBERT, ACHARD, CH. RICHET, DARIER, MARFAN, CH. FOIX, CL. VINCENT, ayant retrouvé JACCOUD, CHARCOT, DIEULAFOY, CRUVEILHIER, HAYEM,, se joindre aux grands aînés, anciens internes ou maîtres des premiers. De même, pour LECÈNE, GOSSET, CUNÉO, Pierre DUVAL, LENORMANT, GRÉGOIRE, ne peut-on pas les imaginer, avec leurs prédécesseurs GUYON, TERRIER, RECLUS, ALBARRAN, E . QUÉNU, LEJARS, HARTMANN, se rapprochant en ombres apaisées, j'allais dire élyséennes, des successeurs de DUPUYTREN ?
Pour tout un siècle et la moitié du siècle suivant, nos belles et chères filiations peuvent, malgré les apparences, se laisser parcourir dans l'éclair d'un regard. Par GILBERT, ses élèves ne rejoignent-ils pas HANOT, BUCQUOY, ARAN, CLOQUET ? par WIDAL, son école ne remonte-t-elle pas à BOUCHARD, VULPIAN, GERDY et ALIBERT ? par TERRIER, JARJAVAY et DENONVILLIERS, c'est LISFRANC ! de ces longues chaînes, les derniers anneaux sont ici, dans nos cœurs.

On ne peut dire, certes, que nul grand homme ne manque à nos phalanges distinguées et que rien ne manque à notre gloire, mais il faut reconnaître à notre actif : un génie universel, CLAUDE BERNARD ; bien des hommes qui, ayant arraché des secrets à la nature, ont su réduire l'étendue et la profondeur du mystère ; des auteurs d'ouvrages excellents et partout agissants ; des édificateurs de synthèses magistrales ; des intelligences promptes à se saisir des notions neuves ou les enseigner avec un éclat qui les fait triompher ; des chefs, qui par le talent, le labeur, ou la hauteur morale, ou les trois, attirent et rayonnent ; des chercheurs, détournés de tout autre intérêt ; ceux aussi, plus ou moins en vue, inculquant, chaque jour, beaucoup de savoir et de sérieux à beaucoup d'esprits et de caractères ; des artistes, créateurs ou vulgarisateurs, sachant, de leurs prouesses techniques, faire d'imitables ou d'égalables démonstrations ; des cliniciens, enfin, grâce auxquels apprendre à faire un diagnostic n'est pas seulement ce premier devoir, sans lequel le médecin paraîtrait, devant la maladie, aussi surpris que son patient, mais un problème que résout, quand la culture générale n'a pas été réduite par une spécialisation trop hâtive, l'une des belles opérations de l'intellect.

Si je ne devais m'interdire l'animation et la facilité des digressions anecdotiques, il y aurait de nombreux souvenirs à glaner ou de beaux moments à imaginer : SAINTE-BEUVE, interne provisoire ; VERON, premier au concours, qui, pour une saignée malheureuse ou malencontreuse, renonce à la médecine, puis se ressaisit et devient directeur de l'opéra, où les drames lui semblent plus supportables ; ANDRAL, son contemporain, accueillant, en médecine, l'éclectisme de VICTOR COUSIN ; telle conversation, à la Salpêtrière, entre MOREL, CLAUDE BERNARD, et leur ami LASÈGUE, qui avait eu BAUDELAIRE comme interne, mais dans une sorte de boite à bachot !
Enfin, pour s'en tenir à des traits sommaires, cet étonnant dialogue, renouvelé par celui de DUPUYTREN et de RICHERAND, et où deux autres vifs adversaires, CHOMEL et BOUILLAUD, auprès du lit de mort de l'un d'eux, avaient tenu à s'assurer de leur oubli des foudres, de leur pardon mutuel des batailles.

(...)

L'héroïsme dont on vous entretiendra demain, en une pieuse cérémonie, présidée par Pierre MOULONGUET, est, pour chacun, dans notre profession, une éventualité journalière. Dois-je rappeler, pour leur trouver un sens prolongé ou atténué, les paroles du rude LISFRANC : " les médecins meurent de faim ou de fatigue ? " Quelques-uns des plus illustres, en tout cas, sont morts de contamination auxquelles leurs recherches obstinées les exposèrent ; plusieurs, d'infections suraiguës, dont ils devaient braver le danger ; beaucoup, d'un surmenage qu'ils ne voulurent pas interrompre. Bien des internes, avant 30 ans, succombèrent à ce pacifique champ d'honneur, le nôtre, dont CORVISART tint à rappeler à NAPOLÉON la sublime pérennité.
Comment ne pas aimer, en nos annales historiques, certain patriotisme si naturel qu'il ne tolérerait ni de s'enorgueillir trop, ni de se vouloir sans cesse récompensé, et je pense à ces internes de 1848 qui, sortant parmi les barricades, ne savaient guère raconter que leur émotion d'avoir aperçu, rue de la Harpe ou non loin d'elle, ARAGO, membre du gouvernement provisoire, que son âge invitait à rentrer chez lui, MICHELET, seul, marchant avec lenteur, préparant, sans doute, de nerveuses cadences, et, ailleurs, peu de jours plus tard, en capote militaire de sentinelle, auprès d'un cabaret, le grand chimiste DUMAS dont les leçons venaient d'exalter le jeune PASTEUR ?

(...)

Une remarque de CHAMFORT m'a paru, avant de terminer, devoir vous être soumise : " on a observé que les écrivains en physique, histoire naturelle, physiologie, chimie, étaient ordinairement de caractère doux, égal, et en général heureux, qu'au contraire, les écrivains de politique, de législation, même de morale, étaient d'une humeur triste, mélancolique…Rien de plus simple : les uns étudient la nature, les autres la société ".
Prenons garde que celle-ci, à s'imposer de plus en plus aux médecins, et même à la médecine, n'ajoute à vos prescriptions attentives et attendries, des ordonnances sans façon, et ne cherche, par des alignements injustes, à recruter des porteurs de livrée comptant sur leur prosternation plus que sur leur science. Devant quelque discernable erreur, faut-il donc répéter avec CARLYLE : " l'ignorance et l'insolence, tenez pour certains que ce sont là la mère et sa fille bâtarde ! " Mais n'allons pas non plus, mes chers collègues, ivres d'anachronisme et par quelque illusoire isolement de sacerdoce ou de satisfaction, nous attarder, dans un repliement crépusculaire, en refusant d'espérer et d'inaugurer des âges assagis.
Depuis cent cinquante ans, la médecine a fait des progrès qui ont transformé le difficile parcours des humains. Elle ne cesse, au nez des rieurs, d'élargir les domaines de sa certitude, et notre science, par un attrait supplémentaire, est l'une de celle où chaque génération reçoit de la précédente et peut confier à celle qui suit un important trésor de vérités nouvelles. Surpasser les prédécesseurs, être surpassé par les suivants, rien ne peut mieux stimuler l'orgueil de la vie !
Que tous les arts s'appliquent donc à des essors aussi continus et n'aient pas trop à recourir aux perverses étrangetés de l'inspiration, pour cacher la difficulté d'égaler les aînés ou de l'emporter sur eux !

(...)

S'il est vrai, reconnaissons-le, que notre pays, en ces dernières décades, n'ait pas eu, dans les découvertes des médications si longtemps espérées et l'aménagement des laboratoires qui les préparent, la place où l'on pouvait l'attendre, c'est que, dans la défense d'une civilisation, d'une liberté, dont il avait été le héros et dont il est l'un des garants, il a dû, deux fois en un quart de siècle, sans les lenteurs calculées, sans les adroits sursis, se tenir au rang que sa vocation, plus que ses forces, lui imposait.
Mais n'en doutons jamais, Messieurs, pour toute histoire impartiale de la Médecine, la France s'est placée à la tête des nations bienfaitrices. Cet honneur, que LAËNNEC lui avait déjà valu, que PASTEUR devait magnifier, CLAUDE BERNARD eût suffi à le lui mériter. Sur leurs traces éternelles, contribuèrent encore à le faire resplendir les meilleurs maîtres d'une École médico-chirurgicale que des savants étrangers, qu'on aurait mauvaise grâce à ne pas croire, proclamèrent, à son Centenaire, la première du monde.

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